LE BUREAU DES COMPARAISONS

 

Assis derrière deux bureaux disposés en ligne, de manière à opposer dès l'abord une façade au visiteur, un rempart stable qui capte les yeux dès l'entrée, une butée franche au regard, deux hommes parallèles solidement accoudés à leurs avant-bras, tête dans les mains, pensent. C'est leur travail. On voit leur front. Les deux plateaux des bureaux fixés l'un à l'autre par deux vis et deux gros écrous n'administrent aucun interstice, et jamais crayon ni feuille ne tombent entre les deux. Solidaires, ils le sont jusqu'aux tremblements qui agacent quand l'un, le mot au bout de la langue, proprement dans l'accouchement de l'idée, jambes croisées, suppose l'autre, bat du pied sous son plateau, répercutant le ballottement au meuble entier, et dans les coudes de son voisin qui n'en est pas forcément au même point. Mais c'est de bonne guerre. Irritent aussi les bruits d'énervement, pianotement, sifflement, mais l'autre aussitôt se souvient d'avoir émis ou propagé dans le temps une nuisance identique ou approchante, et son souvenir empêche toute prise de bec sur le sujet. Chacun se supporte ainsi dans l'idée d'une égalité, d'un partage de la gêne, prend sur soi au moment de récriminer. Et il n'y a jamais de scène.

Plus haut, il eût fait comptoir. Bien que l'un soit en chêne et l'autre en médium, cet assemblage symbolise la parfaite harmonie de l'association. Aucun ne signe sa trouvaille ni ne revendique la paternité d'une comparaison. Toutes portent l'estampille de la maison C'est tout comme. S'adresser à l'un ou à l'autre est indifférent. Lorsqu'on entre, on les regarde, il n'y a rien d'autre à voir que l'horizon des plateaux des bureaux derrière quoi ça travaille. Le lieu est clos, sans autre porte que celle d'où l'on vient. Une fenêtre quadrille une part de l'immeuble d'en face, un entrepôt aux vitres sales où se devinent des ballots de choses rouge sang qui attendent, sans jamais personne. J'en parle parce que c'est là, sous leurs yeux, mais ils ne regardent jamais dans cette direction où il ne se passe rien. Ainsi les regards qui arrivent ne fuient pas. Et on se présente sans fanfreluches, sans poser de questions stupides, si c'est bien là, s'ils sont eux ou leurs secrétaires ou si l'on se trouve dans la salle d'attente. On entre tout de suite dans le coeur du sujet (ou le vif). On raconte pourquoi on vient et ce qui coule dans l'oreille de l'un coule dans celle de l'autre. Leurs costumes par ailleurs n'appellent aucun commentaire, font costumes. Ils ne sont ni beaux ni laids, vont avoir quarante ans, ou les ont déjà, les font. Ils ne sont pas si vieux que ça. Vraiment, ils ont atteint avec leur âge, avec la disposition des bureaux, avec leur prestance et leur mode de travail, la perfection d'un productivité, présentent l'accès le plus direct qui soit de la demande à l'offre. On en a pour son argent. Entrer ici c'est entrer dans un lieu.

Une rumeur grignotante enfreint leur patient silence à l'occasion : bruit de crayon qui griffonne le papier à la moindre idée, ou dessine ou gribouille. Ou bien cris, éclats de voix, beuglements quand l'image trouvée les transporte. Quand ils ont trouvé l'image, qu'ils l'ont passée au crible de leurs souvenirs, l'ont testée dans plusieurs phrases, sont satisfaits et que le travail est fini, alors ils foutent le bordel dans le bureau. C'est un petit bordel qui ne dure pas car il y a peu de choses à désordonner. Ils montent sur les chaises, lèvent les bras, accomplissent des arabesques, font Tarzan, postillonnent, grimacent. Les gestes n'acquièrent jamais cependant grande amplitude et le bordel n'est jamais épique parce que la pièce n'est pas si grande.

Ils reçoivent sur rendez-vous, le matin principalement, règlent parfois sur-le-champ les litiges (ça ne va pas du tout, peut prétendre un client, ça ne va pas du tout, le phore ne va pas, il est moins connu que l'idée qu'on veut commercialiser) et se promènent l'après-midi. En début de semaine, le matin, s'il fait beau, il n'est pas rare de voir l'un d'eux trouver, aussitôt expliqué ce qu'on veut, la comparaison qui fait tilt.

Ou bien ils regardent par la fenêtre les voitures, les gens, les heures passées. Une mouche. Après-midi d'ennui adolescent. Quoi qu'ils fassent, c'est un travail. A tous moments, ils peuvent claquer des doigts, des mains, dire eurêka! (ils ne disent pas eurêka). Ils ne sont pas obligés de plancher. Jamais ils n'étendent les jambes sur les bureaux, pieds croisés, renversés sur leur chaise, jamais. Ils n'arpentent pas non plus le bureau. C'est toujours de deux choses l'une : ou bien ils sont assis parallèles et pensent ou bien ils sont à la fenêtre, ensemble ou non.

L'après-midi, ils disent qu'ils prospectent des entreprises. C'est faux. Ils se promènent, font des courses, ne dédaignent pas les soldes. Le soir, ils boivent, c'est un travail. Il semble que la comparaison ait besoin du bistrot. Fréquentant plus que de raison les petits tabacs du coin, ils s'imbibent en rythme, entretiennent un suivi d'une nuit à l'autre dans des bars où on les retrouve, au petit matin, complètement faits, chantant à tue-tête s'ils ont trouvé, ou défaits et mornes si l'image s'est refusée, saouls quoi qu'il arrive. Il est exceptionnel qu'ils ne trouvent pas la comparaison avant de rentrer se coucher. Leurs foies résument leur conscience professionnelle. Ils fonctionnent au rouge.

- Nous sommes une petite entreprise, se confient-ils quand, bourrés comme des coings et friands de se définir, ils sont au bord de s'avouer qu'il vaudrait mieux penser à rentrer. Nous ne voulons pas nous agrandir. Nous ne cherchons pas plus de profit. Nous voulons seulement nous maintenir ici. Le bureau, c'est notre place. Nous souhaitons seulement pour l'avenir que lorsqu'un travail s'achève, un autre prenne le relais, et que s'enchaînent les contentements d'être ici à faire ce que nous faisons.

- C'est ça.

Lorsqu'on les voit réfléchir de bon matin, accoudés à leur bureau, tête dans les mains, il y a de fortes chances pour qu'ils cuvent encore l'alcool de la nuit. Les comparaisons du bistrot ne sont pas toutes écartées le matin venu à l'éclaircie des esprits, au bureau proprement dit.

Quoiqu'accoudés, tête dans les mains, grimaçants, repoussant d'une moue l'image convenue ou l'image déjà vendue, ils lèvent la tête à l'entrée des visiteurs. Ils ne cherchent pas à montrer qu'ils réfléchissent.

- Oui, oui, entrez, c'est ouvert.

Ils sont ouverts et plutôt contents même d'être interrompus dans leur recueillement qui dure parfois depuis plusieurs heures, vont souvent jusqu'à sourire et le client peut se voir gratifier en fin de journée, le vendredi, d'un sourire plus large encore. Epuisement aidant, ils écoutent d'une oreille dilatée les propos du nouveau venu. Ils ont le week-end. Il n'y a jamais vraiment urgence. Et puis quand il s'agit de faire image, le dévouement des petites choses au secours des grandes notions est sans bornes. De toute façon, ils n'ont que ça à faire.

La position des mains sur la tête varie en fonction de la poussée sur l'idée. La main entière peut recouvrir le visage (cf. Holmes, dans Le Chien des Baskerville, avant de jouer un coup aux échecs). Deux doigts sous le menton et deux doigts sur la joue est l'attitude favorite d'écoute du client. Un jour, la coïncidence pousse un client à s'exclamer :

- Tiens, on se tient tous les trois pareil.

C'est donc physiquement qu'ils cherchent. Il y a un engagement de tout le corps dans la quête de l'image. Sans engagement du corps, aucune image n'a d'espérance de durer ou de résister. Ils ne s'économisent pas, transpirent. L'inspiration est ici à prendre au pied de la lettre. Ils prennent, reprennent leur souffle, soupirent, respirent profondément. Ils ne fument pas, ont arrêté, je crois, je dis bien, je crois.

On vient leur raconter parfois des histoires terribles d'amours désagrégées qui tentent de se ressaisir. Des gens qui n'ont jamais écrit, s'en mordent les doigts, pleurent, ont réglé jusqu'à maintenant leurs différends amoureux par téléphone où par des scènes où ils se sont enfoncés et pensent qu'une lettre, l'ultime rocher sur quoi s'accrocher, bien tournée, enjolivée d'une comparaison dernier cri, fera revenir l'infidèle, apaisera une colère ou colmatera l'irréparable, s'il te plaît, reviens, ce ne sera pas comme avant. Eux ne fournissent aucun conseil sur la validité ou l'efficacité de leurs comparaisons selon telle ou telle situation. Les gens payent, se démerdent ensuite. Ils ne disent pas vous vous démerdez.

La raison sociale du bureau est inscrite en bas, à l'entrée de l'immeuble sur une plaque de cuivre que, il n'y a pas de gardien, les employés d'une petite société de ménage pas mal gérée du tout nettoient au même titre que les autres. Le produit qu'ils emploient bave sur la pierre et le vert-de-gris qui en auréole la plaque témoigne du soin apporté dans la brillance. Sté C'est tout comme, Bureau des comparaisons, S.A.R.L., Sur rdv, tél : 01 46 06 54 06. Des passants se laissent tenter et ils les reçoivent parfois aussitôt et sans rendez-vous. De sorte qu'on peut très bien passer par hasard, monter au bureau, être reçu aussitôt, exposer son problème et repartir aussi sec, image en poche, ou en tête (elle est parfois si chatoyante que la noter est inutile). Mais la plupart des clients sont envoyés par des grosses entreprises qui sous-traitent, des entreprises qui traquent parfois l'image juste depuis des semaines, ou des écrivains publics en panne, des types qui eux-mêmes flanchent depuis des lustres. Le côté artisanal de la méthode employée ici (on n'utilise pas d'ordinateur), le soin apporté dans le détail, l'absolue garantie qu'on a de repartir avec une image sinon originale disons dépoussiérée, remise au goût du jour, demeure sans conteste l'atout majeur de la maison, en fait sa renommée. La date d'émission de l'image fait foi, comme on dit, et si un client découvre dans un livre ou un journal récent l'image qu'on lui a vendue, il est remboursé et dédommagé au pourcentage du dommage causé. Le plus souvent, il s'agit d'une base de dix pour cent en sus du versement initial. On ne donne pas suite aux réclamations pour image figée, métaphore lexicalisée. Fallait vérifier son image sur le moment (cf., entre autres, la liste des comparaisons figées à l'article "vif" du Dictionnaire des locutions fran?aises, Maurice Rat, Larousse, Paris, 1957, page 427).

On vient ici lorsqu'on cherche une comparaison. Mais on peut très bien faire étendre les recherches à la métaphore ou à toute autre figure de style, à l'exception des catachrèses. La catachrèse ne passe pas. Ils ne la considèrent pas comme un trope. Ils ont leur tête. En revanche, ils pratiquent des ristournes, font des prix sur l'hypallage. Il leur arrive de préparer, selon l'époque, des images qu'ils écouleront facilement, soupçonnant une mode ou un esprit. Ainsi, un temps, ont-ils senti la vogue des comparaisons animales. Des associations écologiques étaient en lutte un peu partout contre des lobbies industriels; eux, du phasme à la baleine, avaient joué à fond cette carte, écoulant des images aussi simples que celle du tigre dans un moteur®, l'homme est un loup pour l'homme... Le printemps, quoi qu'on dise, n'est pas la saison qui marche le mieux. Avant les départs en grandes vacances, ils voient régulièrement leur bénéfice grimper car chacun, avant de partir, souhaite maintenant se munir de quelques expressions sorties des sentiers battus de la littérature de carte postale. Depuis deux ans, ils travaillent pour une petite entreprise de T-shirts (5 millions de chiffre d'affaires, 3 personnes) spécialisée dans les astuces thermocollées, du style "Je me sens comme..." et dont ils doivent trouver comme quoi. C'est bien payé. Ils croisent les doigts.

Les tarifs diffèrent selon les difficultés, les figures, et le nombre élevé d'éléments entrant dans la cohésion du comparé et du comparant. L'heure n'est pas rémunérée comme telle; on règle un forfait. C'est parfois même à la tête du client. Et si un client repart content avec je t'aime dur comme fer ou ma biche, peu leur chaut. Seule importe ici la satisfaction du client. Il y en a pour tous les goûts. Mais jamais ils ne font lire le livre. Sorte de catalogue qui stockent leurs trouvailles, ils y puisent une dizaine d'images, pas plus, avant le rendez-vous, qu'ils soumettent au client.

Le lieu, le déroulement des visites, la réception des clients, la facturation des services, tout fait penser à un bureau du contentieux. Mais la comparaison s'arrête là.

Des images sont laissées en souffrance parfois sur des mois et il arrive qu'un des deux employés (ils sont leur propre patron) miaule ou rugisse. Ils foutent le bordel, appellent le client. Un coursier vient. Le client n'est pas toujours content de la trouvaille ou ne comprend pas qu'on l'ait fait attendre pour ça; raison pour laquelle on paye d'avance, et en liquide. Avec leur petite notoriété, ils apprennent peu à peu à ne plus se remettre en question pour un oui ou pour un non. Ils n'ont plus honte. La maison ne s'effondre plus si un client critique. Ils écoutent ce qu'on reproche à l'image, mais ne changent pas forcément d'avis. Toujours la ritournelle du ça ne va pas, ça ne va pas du tout, le phore ne va pas, il est moins connu que l'idée qu'on veut commercialiser. Ou pire le client qui se croit voler sur la marchandise, ne voit pas l'image. Eux restent ouverts, ne se braquent pas. Conciliants, de crainte de perdre un budget, ils peuvent fournir une image cousine qui aura un effet parent, reformulent le tout, ôtent le phore. Oh! ils le savent, souvent, à vouloir réveiller des images coûte que coûte, l'objet de la comparaison est moins connu que le produit qu'on cherche à vendre, ou bien s'égare totalement. Pfiup! plus d'objet, plus de produit. Rien. Ça parle de nuages ou d'un veau. Le client fulmine. C'est le principal problème, le principal reproche, les images ne volent jamais bien haut ou bien échappent à toute compréhension. Mais comment, dans l'étroitesse du lieu où ils pensent, trouver le souffle, l'ampleur de l'hyperbole et s'approcher de l'adynaton ?

On oeuvre ici à l'ancienne manière. Une machine à écrire, par terre, concède à la modernité, une modernité dépassée. Cinq grandes rangées de livres, derrière leur tête, étoffent le mur d'un savoir potentiel, d'un corpus tape-à-l'oeil car il est visible qu'ils n'y touchent pas. Ce sont des livres récents, en format de poche, achetés en lot, classés par numéro, que la poussière a soudés. Le mur est mitoyen avec celui d'une salle de cinéma et les livres assourdissent, insonorisent les bandes-son qui, longtemps, leur ont tapé sur le système.

Ils travaillent en sous-main pour un parolier, une agence de communication, un cabinet conseil consulté par les partis politiques au moment des campagnes électorales mais aussi, à l'occasion, pour bâtir une nouvelle image à un premier secrétaire, revitaliser son crédit, créer un slogan ("Le droit chemin", c'est eux). Leur plus gros budget vient d'un groupe pharmaceutique auquel ils consacrent une matinée entière par semaine. Tout ce qui touche à l'écriture dans le groupe, hormis la littérature des médicaments, passe par leur bureau. Ils favorisent l'expressivité des discours de réception, ornent les fascicules d'entreprise qu'assomment chiffres, bilans, diagrammes en camembert, illustrent les bulletins de liaisons managériales, pimentent les comptes-rendus de stage. Sinon, c'est du coup par coup, réécriture des mémoires d'un comédien, finition d'une quatrième de couverture, d'une préface, d'une charte de principes, textes auxquels ils apportent la vie, une touche, du liant.

Leur situation est enviable. D'ailleurs ils ne se plaignent pas. Ils évitent les comparaisons mais sentent qu'ils n'ont pas à se plaindre : penser toute la journée!

Ce sont des types qui doivent sans cesse s'actualiser.

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(nouvelle publiée dans la N.R.F., en mai 1997)